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Viveka, la Centrifugeuse et Vairagya, l'Essoreuse

par Pascal Tellier

Le mot sanscrit Viveka est d'une grande importance dans l'hindouisme. On le traduit par « discrimination ». Avec l'autre mot Vairagya, traduit par « renoncement, détachement », ce sont deux aspects notables du Vedenta qui sont évoqués. Les Upanishads leur accordent une place incontournable. Yann Le Boucher, dans sa thèse de Doctorat ès lettres, rappelle les quatre piliers du Vedenta de Shankaracharya qui mettent en jeu Viveka, la discrimination :

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  • Drig drishya Viveka, la discrimination du spectateur (drig) et du spectacle (drishya).

  • Karya karana Viveka, la discrimination de la cause (karana) et de l'effet (karia).

  • Pancha koshas Viveka, la discrimination des constituants physiques, physiologiques, psychologiques, mentaux et de conscience de l'homme.

  • Traya Viveka, la discrimination des trois états de conscience de veille, sommeil avec rêve et sommeil profond.

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La discrimination est donc une pratique essentielle sur le chemin spirituel proposé par le Vedenta et notamment par Shankaracharia.

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Une parabole des Evangiles, dans une toute autre tradition, évoque une pratique semblable. Il s'agit de la Parabole du bon grain et de l'ivraie, dans l'Evangile de Matthieu. D'après cette Parabole il y a dans le même champ, qui représente l'homme, du bon grain et de l'ivraie. Les deux plantes, la « bonne » et la « mauvaise » poussent ensemble. Quand elles seront arrivées à maturité toutes les deux, c'est à dire quand l'homme sera suffisamment mûr, elles pourront être séparées l'une de l'autre. C'est à dire que la discrimination entre ce qui est à jeter et ce qui est à garder, dans l'homme, pourra se faire. Ce qui est à garder, le bon grain, est présenté comme le trésor du Royaume des cieux, que l'on engrange. Ce qui est à jeter, l'ivraie, sera lié en bottes et brûlé.

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Les exercices de Douglas Harding, que ce soit le doigt qui pointe, la carte avec les deux visages de l'homme, l'ouverture des bras et la vision large, le « tube » ou tunnel, l'oeil unique sont TOUS des exercices de discrimination, des exercices de Viveka. Douglas propose, pour chacun des exercices, de Voir, simplement Voir, sans référence ni à la mémoire ni à l'imagination, Ce qui Est, sous la seule et propre autorité de celui qui pratique les exercices.

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Une des caractéristiques de l'exercice du tunnel, du sac en papier dans lequel sont engagés les visages de deux partenaires, sur laquelle insiste Douglas, c'est d'être une « centrifugeuse », comme d'ailleurs pour les autres exercices.

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Là, devant moi, il y a le spectacle, le jeu du monde, le film, l'ensemble des objets. Ici il y a le Sujet, le spectateur, l'écran. Et les deux sont Vus dans leur totale opposition et totale complémentarité. Là, il y a le temps, l'espace, la causalité. Ici, il y a non?temps, non?espace, non-devenir. Les événements changeants, éphémères, incessants, quels qu'ils soient, le passé et le futur, se produisent Là, sur fond de Ici, immuable, éternel. Les doutes, les peurs, les interrogations, la souffrance, les émotions, l'insécurité, se trouvent Là, par opposition à Ici et Maintenant où règnent l'Amour, la sécurité, la certitude, la joie qui demeure, le bonheur non?dépendant.

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La « centrifugation » produite par les exercices de Douglas, comme dans la Parabole du bon grain et de l'ivraie, est efficace si le pratiquant est suffisamment mûr pour comprendre de tout son être. Autrement dit, Voir ne suffit pas. Si Douglas précise qu'on ne peut pas ne pas Voir, il en va tout autrement de la compréhension qui suivra le fait de Voir. En résumé on peut Voir ce que les exercices de Douglas montrent, soit sans comprendre complètement, soit en comprenant complètement. Combien de fois n'avons?nous pas entendu cette petite phrase de la part d'un pratiquant après un exercice : « Oui, et alors ? ». Et ce « oui et alors ? », indique que la personne qui a fait un exercice de Douglas ne l'a pas vraiment compris, n'en a pas vraiment compris la portée et la signification.

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Il faut une maturation du CŒUR pour pouvoir comprendre la signification des exercices de Douglas. Si le cœur ne participe pas de façon active à la Vision proposée dans les exercices, la Vision reste stérile, inutile, inefficace. Tant que le cœur, le ressenti, du pratiquant n'est pas suffisamment ouvert, évolué, adulte, prêt à l'inattendu, il ne se passe rien ou pas grand chose. Quand le cœur, parfois de façon inattendue, ne s'oppose pas à la Vision, il se produit une joie et une paix qui dépassent toute compréhension. La parabole du bon grain et de l'ivraie prend tout son sens, toute sa signification, pour celui qui comprend avec sa « non?tête » et son cœur la signification de l'exercice de Douglas, des exercices de Douglas.

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En résumé, les exercices de Douglas, sont des exercices de discrimination, de centrifugation. Autrement dit de Viveka Centrifugeuse. Ces exercices séparent le « réel » de « l'irréel », le non?temps et non?espace du temps et de l'espace, le Sujet des objets, le spectateur du spectacle, qui je suis vraiment de ce que je parais être, l'acteur du personnage. Ils ne peuvent atteindre leur point d'impact sans la participation de la Vision, qui est impersonnelle même si elle se trouve en chaque être humain, et sans la participation du Cœur, de la faculté de ressentir, de la possibilité de sentiment par distinction par rapport aux émotions, de celui qui les pratique.

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Tant que le cœur du pratiquant est tenu par des « nœuds », des crispations, des peurs, des inquiétudes, des soucis, des attentes, des colères, des chagrins, des jalousies, les exercices de discrimination, quel que soit le contexte, ne donnent pas de résultat. Autrement dit tant que le pratiquant ne peut pas lâcher prise vis-à-vis de toute attente, de toute prétention, de tout espoir, de toute émotion, de tout désir, de toute peur, de tout souvenir, de toute idée, de toute imagination, il ne se passe rien de vraiment marquant.

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Le terme de Vairagya, que l'on traduit par renoncement, ou dépassionnement, ou détachement, doit être compris comme lâcher prise émotionnel. Tout renoncement à quoi que ce soit, par la force, par la volonté, par l'obligation qu'on se crée vis à vis de soi?même au nom d'un idéal quel qu'il soit, est une torture qui ne mène à rien. Et non seulement qui ne mène à rien, mais en plus qui renforce la prison dans laquelle est enfermé celui qui cherche à en sortir. Tant que l'idée « je vais faire ceci pour obtenir cela » existe, à coup sûr la possibilité d'Eveil est bloquée. Evidemment si je veux réussir un examen je dois travailler d'arrache?pied et il faut passer par des réussites de ce type dans le monde pour avoir une chance de comprendre un jour de quoi il est question ici. Mais tant que cette mentalité de l'effort productif de résultat, de causes produisant des effets, est active, l'Eveil ne peut pas se produire.

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Et la mentalité de l'effort productif de résultat, encore appelée mental ou ego, est liée à la Peur. Peur de ne pas avoir ce que je désire ou peur de perdre ce que j'ai et auquel je tiens. La Peur est elle?même liée à des événements douloureux de mon passé historique qui ont laissé des traces émotionnelles encore actives dans mon inconscient. Pour combattre ces peurs ou cette Peur, j'ai mis en place des stratégies, des plans d'action. Ces plans d'action visent tous à me rassurer en conservant et en augmentant mes avoirs dans les principaux domaines de réussite humaine, la notoriété, l'argent, les pouvoirs, le succès auprès du sexe opposé. Cependant tous ces plans d'action, toutes ces stratégies, ne donnent jamais le résultat escompté, JAMAIS. Et il faut des années d’expérimentation pour comprendre cette erreur, pour comprendre que les stratégies, aussi ingénieuses soient?elles, sont vaines, en définitive, en ce qui concerne l'Eveil, que la Peur est masquée, évitée, repoussée, momentanément mais qu'elle n'est jamais guérie.

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Il y a un seul renoncement efficace concernant l'Eveil, c'est le renoncement à la Peur. Si j'arrive à renoncer à mes peurs, à ma Peur, qui correspond en dernière analyse à la peur d’être tué, à la peur de disparaître, si j'arrive à renoncer à mes crispations, à mes noeuds émotionnels, à mes attentes, à mes prétentions, du même coup je renonce à la Souffrance. Car la Souffrance est indissociablement liée à la Peur. Si je souffre c'est que j'ai peur, et si j'ai peur c'est que je souffre. Et le renoncement à la Peur passe par la reconnaissance et l'acceptation de cette réalité : oui j'ai peur. C'est le véritable sens de Vairagya, le renoncement à la peur et à la souffrance. La mise en pratique de Vairagya, c'est la diminution progressive des peurs, de la peur, en moi, jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus. Et quand il n'y a plus de peur, quand la peur a été essorée, Vairagya a atteint son but, son but d’essoreuse. Vairagya est une Essoreuse de Peur.

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Et quand Viveka la Centrifugeuse des objets et du Sujet, et Vairagya l'Essoreuse de la Peur, ont fait leur travail, qui est d'écarter les « voiles de l'ignorance », se produit l'Eveil. Alors tous les renoncements dont il était question, se produisent d'eux?mêmes, sans effort, comme une conséquence de la Vision et de la Compréhension de la nature des phénomènes. Il n'y a plus rien à attendre en particulier. Il n'est même plus question, en fait, de renoncer à quoi que ce soit, puisqu'il n'y a plus d'attente. Le renoncement qui avait un sens dans le monde de l'effort, de la dualité, de la causalité, n'en a plus aucun avec l'Eveil.

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Swami Prajnanpad disait à ce sujet : « Oh ! Swamiji never renounced the world ; but the world renounced Swamiji. », « Swamiji n'a jamais renoncé au monde, c'est le monde qui a renoncé à Swamiji. »

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Les événements se produisent d'eux?mêmes dans un ordre et une harmonie que seules mes « idées », mes constructions mentales, m'empêchaient de voir. La Création vue sur fond de Divin, d'Espace sans obstruction mentale, sans intervention égoïste au sens propre, est perçue comme étant elle?même divine. L'ivraie qui est à brûler c'est l’obstruction mentale la Souffrance et la Peur, l'idée que je me fais de la réalité du monde qui m'entoure et de moi?même. Alors il ne reste plus que le bon grain, Ce qui Est, et qui est vu, perçu, reconnu, directement, sans comparaison ni jugement. Le Royaume des Cieux qui est au-dedans de nous, et au dehors, a été trouvé.

 

 

 

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