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Vision Sans Tête
Le Zen, Chan et Vision Sans Tête :
Hui Hai dans sa lignée
par Jean-Marc Thiabaud
ZEN, le troisième chapitre de Vivre sans tête, commence avec un Douglas en fâcheuse posture :
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« Un peu de solitude et de frustration devenaient inévitables. Voilà, pensais-je, ce que doit éprouver un homme vraiment fou - ce sentiment de séparation et d’inaptitude à communiquer. […] Je me trouvais embarrassé et parfois même découragé. » Mais, heureusement, cela ne dure pas : « C’est alors - mieux vaut tard que jamais - que je tombais sur le zen. […] Enfin, après plus d’une décade de recherches généralement vaines, menées dans les directions les plus diverses, j’ai trouvé dans les paroles des maîtres zen de nombreux échos de l’expérience centrale de ma vie : ils parlaient mon langage et témoignaient en ma faveur. J’ai eu l’occasion de découvrir que beaucoup de ces maîtres avaient perdu leur tête (comme nous tous en fait) ; mais en plus, ils avaient une conscience très vive de leur état et de sa signification immense, et ils recouraient à tous les moyens pour mener leurs disciples à cette même réalisation. »
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Le premier chapitre de L’immensité intérieure - Editions Accarias L’Originel expose cette même rencontre de manière encore plus émouvante. « Néanmoins, au cours de ces dix-huit ans (pendant lesquels Douglas a vainement tenté de partager son expérience initiale, NDLR), je me suis fait des amis. L’ennui, c’est qu’ils étaient morts, et morts depuis longtemps, et de plus morts en Chine. Mais c’étaient de bons amis. C’étaient les maîtres zen (ou plutôt Chan) des dynasties Tang et Sung, dans la Chine ancienne, et ils disaient que notre félicité, notre illumination, notre liberté, notre libération, notre trésor réside en un seul geste : regarder et voir à quoi ressemble notre vrai visage. » (page 20)
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Cette rencontre inopinée semble bien aussi essentielle a la voie sans tête que l’expérience de départ, « Vision », et tous ces « vieux amis » méritent donc un peu de notre considération. La fréquentation de leurs écrits peut , comme l’écrit Douglas au début du quatrième chapitre de Vivre sans tête, « nous encourager et nous aider à comprendre l’expérience singulière de la vision sans tête, une expérience que d’autres écoles ignorent largement. »
Les extraits suivants proviennent d’un ouvrage de référence réalisé par Jacques Brosse, disciple de Taisen Deshimaru et moine zen lui-même : Les maîtres zen (Spiritualités Vivantes - Albin Michel). Ses autres ouvrages, Satori, Maître Dôgen, Zen et Occident, etc., enracinés dans l’expérience et la connaissance, constituent autant de valeurs sûres.
L’enchaînement exposé dès la première page de sa présentation du zen peut ne pas recueillir votre assentiment : « Seul un équilibre physiologique stable peut engendrer la pacification de l’esprit, laquelle permet à chacun de découvrir sa véritable nature, qui, pour le bouddhisme, est identité avec l’univers en sa totalité. »
Mais le cœur de celle-ci devrait convenir à tous : « Le zen, c’est tout ou rien et, si ce n’est plus tout, ce n’est rien. Aussi, pour secouer l’engourdissement, les habitudes, la routine, pour remettre sur la “Voie”, a-t-il eu constamment besoin d’iconoclastes, pratiquant une compassion rude et rugueuse, de provocateurs qui justement mettent mal à l’aise. Seuls, ces “révolutionnaires” quelque peu “anarchistes”, qui n’en furent pas moins des artistes, des poètes, des inventeurs, rendirent au zen l’élan qu’il avait perdu, en lui conférant une fraîcheur, une saveur toujours renouvelées, capables de surprendre le palais blasé qui ne les avait jamais encore goûtées. »
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Ces quelques lignes pourront peut-être vous évoquer aussi Douglas, vecteur vers l’ouest d’une voie du paradoxe… qui dirait sans doute que le zen c’est rien et tout !
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Cependant, à l’origine, la voie orthodoxe a vu le dhyana hindou devenir le tch’an chinois, celui-ci donnant naissance au zen japonais. Résumé excessivement rapide d’un long voyage vers le soleil levant, je vous l’accorde.
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Il va maintenant être repris, un tout petit peu plus en détail, par quelques étapes majeures en direction de Pai-tchang Houai-hai (720/814), qui sera le sujet d’un article ultérieur.
Au commencement était Dhyana : méditation profonde, recueillement parfait…
Siddharta Gautama (563/483), premier éveillé historique, le Bouddha Shakyamuni, sera tout d’abord suivi par les vingt-huit patriarches indiens et les six patriarches chinois, par bien d’autres individus ensuite au cours des siècles, et il semblerait que de nos jours la contagion s’amplifie, une espèce de réaction en chaîne incontrôlable !
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L’histoire officielle du tch’an commence avec l’arrivée en Chine en 527 de notre ère de Boddhidarma, 28° patriarche indien et 1° patriarche chinois. Son entretien avec l’empereur, savoureux morceau de bravoure, se termine ainsi :
« …
L’empereur : Quel est le premier principe de la Sainte Doctrine ?
Boddhidarma : Rien ne peut être qualifié de saint dans le principe qui est par définition vaste et vide.
Qui donc est celui que j’ai en face de moi ?
Je l’ignore. »
Daruma (son nom japonais) figure ainsi un personnage de légende, géant barbu aux yeux globuleux et aux épais sourcils, également devenu un jouet pour enfants qui se redresse sur son centre de gravité dès qu’on le bascule. Vous en trouverez une représentation dans Vivre sans stress à la fin du chapitre six.
Houei-neng (638/713), le célèbre sixième patriarche « inventa » l’heureuse formule : « visage originel ».
« …
Ceux qui s’exercent à la pratique, prétendent rechercher le Bouddha,
Où pensent-ils donc le trouver ?
Si vous ne le cherchez en vous-mêmes, mais au dehors,
Quand bien même vous feriez des efforts surhumains,
Vous ne le rencontreriez jamais. »
« Bienveillant auditoire, la sagesse de l’Eveil est inhérente à notre nature. C’est à cause des illusions sécrétées par notre mental que nous ne parvenons pas à la voir. Du point de vue de la nature de Bouddha, il n’existe aucune différence entre un Eveillé et un être ordinaire, sinon que l’un la connaît et que l’autre l’ignore. […] Le sutra dit de chercher refuge dans le Bouddha qui est en nous, il ne dit pas de prendre refuge en d’autres que lui. Si vous ne prenez refuge dans votre propre nature, vous ne trouverez de refuge nulle part. »
« La capacité de l’esprit est aussi étendue que l’espace vide. Vacuité ne veut pas dire néant, le vide de l’esprit ne signifie pas son anéantissement. Ne commettez pas d’erreur à ce sujet. Le vide illimité de l’espace contient le soleil et la lune, les étoiles, la terre, tous les êtres vivants, les six mondes, le ciel et l’enfer. Tous sont compris dans la vacuité. Telle est la vacuité de la nature humaine. »
(Le Soûtra de l’Estrade du Sixième Patriarche Houei-neng - Points Sagesses n° 99 - Seuil)
Ho-tsé Chen-houei (668/760) fut un des grands disciples directs de Houei-neng.
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« Les paroles de mon grand maître, le sixième patriarche, pénétraient une à une ses auditeurs telles des flèches. Elles leur faisaient saisir directement leur nature propre sans recourir à l’enseignement graduel. Ceux qui étudient la Voie doivent être éveillés subitement. Ce n’est qu’après qu’il leur faut pratiquer graduellement afin d’obtenir la délivrance. Une mère ne met-elle pas son enfant au monde subitement ? Ensuite, elle lui donne le sein, le nourrit, et peu à peu la sagesse de l’enfant s’accroît spontanément. Il en va de même pour l’éveil. La vue de la nature de Bouddha survient brusquement. La grande sagesse (prajna) s’accroît ensuite d’elle-même. »
Che-t’eou (700/790), autre disciple direct de Houei-neng, collabora étroitement avec Ma-tsou.
Voici quelques lignes de son Chant de la hutte au toit de paille :
« Bien que la hutte soit minuscule, elle contient l’univers entier.
Sur dix pieds carrés, un vieil homme illumine les formes et leur essence.
[…]
Retournez plutôt la lumière vers le dedans, faites demi-tour.
La source infinie et inconcevable ne peut être ni affrontée ni évitée.
[…]
Ouvrez vos mains et marchez en toute innocence. »
Son poème Ts’an T’ong K’i, San Do Kai en japonais, condense l’essentiel de son enseignement.
« […]
S’attacher aux phénomènes est tomber dans l’illusion
Mais s’attacher à l’essence n’est point le véritable Eveil.
[…]
Essence et phénomènes doivent s’harmoniser,
Sinon, chacun demeure sur sa position.
[…]
Essence et phénomènes s’adaptent
Comme le couvercle à la boîte.
[…]
Vous-mêmes êtes la Voie,
Mais si vous n’y marchez pas,
Vous ne pourrez l’obtenir.
Quand on avance, au moment même,
Il n’y a plus ni proche ni lointain.
Mais le moindre doute crée une distance infranchissable
Entre la montagne et la rivière.
Vous qui cherchez la Voie,
Je vous en supplie, ne perdez pas un instant. »
Ma-tsou (709/788) fut le maître de Houai-hai.
Sa rencontre avec Nan-yue est restée célèbre : « Voyant le jeune Ma-tsou absorbé nuit et jour en zazen, Nan-yue lui demanda quel but il visait : “Devenir un Bouddha”. Le maître prit alors un morceau de brique et se mit à le frotter sur une pierre. Décontenancé, Ma-tsou ne put s’empêcher, au bout d’un moment, de lui demander : “Que voulez-vous donc faire avec cette brique ? – Je la polis pour en faire un miroir. – Comment pouvez-vous espérer faire un miroir avec une brique ? – Et toi, comment peux-tu espérer devenir un Bouddha en restant assis jour et nuit ?” »
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Ma-tsou demeurera six années auprès de celui qui venait de provoquer son éveil. Puis il développera un enseignement très personnel à base, entre autres, de cris, de coups, de réponse par une autre question…
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« Tous les enseignements proviennent de l’Esprit unique. Une fois que l’on a compris cela on peut laisser surgir les choses, les balayer, les utiliser au mieux. Tout devient notre propre demeure, puisqu’il n’y a nul endroit où l’on puisse se tenir en dehors du réel. Puisque l’endroit où l’on se tient est par lui-même la réalité. S’il n’en était ainsi, quel genre d’homme serions-nous ? […] Tout devient d’une inconcevable utilité, sans qu’il soit besoin d’attendre le moment propice. […] Etre égaré, c’est avoir perdu l’Esprit originel et errer loin de sa propre demeure. Etre éveillé, c’est redécouvrir sa nature originelle et revenir à sa propre demeure. »
Houai-hai resta six ans auprès de Ma-tsou qui lui donna son nom de « Grande Perle », Pai-tchang.
Quelle fraîcheur dans l’expression de ceux qui, je l’espère de tout cœur, deviendront bientôt pour vous de « vieux amis » !
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Jean-Marc Thiabaud